Sexologie
9 décembre 2017 La Libre, La DH

L'addiction sexuelle, c'est une obsession continuelle et une détresse abyssale qui poussent à recommencer, encore et encore

Le scandale Weinstein a mis en lumière les agissements sexuels d'hommes puissants dont l'une des défenses, devant l'ampleur du scandale provoqué, est d'invoquer l'addiction sexuelle comme une maladie compulsive qui serait à l'origine de leurs comportements pervers. Mais que recouvre l'addiction sexuelle ? Peut-elle tout "expliquer" à elle seule ? Quelles formes prend-elle ?

Nous avons interrogé la sexologue Marie Tapernoux sur cette dépendance qui fait perdre le contrôle et qui est, pour elle, une réelle maladie chronique derrière laquelle on ne peut cependant se cacher pour se dédouaner. "Le harcèlement sexuel est davantage une conséquence de l'addiction qu'une addiction elle-même. Ce n'est pas parce qu'on est harceleur qu'on est addict au sexe et pas parce que l'on est sex-addict qu'on est harceleur", explique-t-elle. Marie Tapernoux est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.

L'addiction sexuelle est-elle une maladie ? Est-ce reconnu comme telle par les instances médicales ?

L'addiction en général peut être soit liée à un produit, soit comportementale. La définition du DSM4 (le Manuel de Diagnostic des Troubles Mentaux) définit la dépendance comme étant "la perte de contrôle et de liberté de s'abstenir de la substance ou du comportement". C'est là qu'il y a un certain flou concernant l'addiction sexuelle, elle n'est pas nommée explicitement, même si elle répond point par point à la définition de l'addiction. On est clairement dans une obsession et une compulsion sexuelle que la personne ne parvient pas à maîtriser.

Au niveau statistique, l'ULg parle de 5 à 6% de la population belge qui serait sex-addict. Des chiffres certainement sous-estimés.

Mais d'abord, y a-t-il une norme en matière de sexualité ?

Selon moi, oui. La société est encore très normative par rapport à la sexualité, elle est encore jaugée à l'aune de centaines d'années de tabous culturels et une morale judéo-chrétienne encore bien ancrée. On est toujours dans une image classique du couple à la sexualité "sans histoire" finalement. Or, dans le même temps, on n'a jamais été autant dans la permissivité : le porno est au bout du clic, on met en avant des niveaux de performance sexuelle intenables et culpabilisants... Ce qui plonge beaucoup d'entre nous dans une grande confusion et une incompréhension des limites.

La société fonctionne finalement dans un rapport binaire "bien/mal" par rapport à la sexualité alors que l'intérêt de tous serait de réfléchir en termes de bien-être/mal-être. En tant que sexologue, c'est cette approche que j'applique à tous les cas.

© Extrait du film "Shame" de Steve McQueen
Michael Fassbender incarne Brandon, un trentenaire new-yorkais addict à la masturbation. Le film avait créé l'émoi à sa sortie en 2011.

Y a-t-il plusieurs types d'addictions sexuelles ?

Les types d'addictions sexuelles sont nombreux, on peut noter un nombre de plus en plus important d'addictions au cybersexe, à la pornographie. Mais il y a aussi la masturbation, le sexe payant avec le recours aux prostituées, le fétichisme, l'exhibitionnisme, le frotteurisme, l'addiction aux conquêtes sexuelles, l'addiction au travestisme, l'addiction au sexe intrusif. Ceci étant l'abus de position sociale dominante pour forcer l'autre à se plier à son propre désir : cela va d'attouchement sans autorisation, de masturbation devant autrui jusqu'au viol. On retrouve tout à fait ce qui a pu être reproché au magnat de Hollywood de même qu'à d'autres...

Et l'on peut y ajouter encore les paraphilies, ces déviances sexuelles majeures caractérisées par la recherche du plaisir sexuel auprès d'un partenaire ou d'un objet inadapté, ou dans des circonstances anormales comme la pédophilie, le masochisme et le sadisme sexuel, l'exhibitionnisme, le transvestisme fétichiste, la zoophilie ou encore la nécrophilie...

Toutes les addictions sont-elles des perversions ?

La perversion est à différencier de l’addiction. Prenons par exemple la masturbation : il ne s’agit pas d’une perversion mais elle peut être addictive. Cela dépend de la nature de l’objet excitant... sachant que celle-ci peut évoluer pour garantir le maintien de l’excitation. Il est possible qu’un addict ait donc recours à la perversion, se servant alors du partenaire pour son propre plaisir uniquement. Et ce, de manière compulsive si la fréquence augmente et qu’il n’arrive pas à s’en passer.

Le sexe intrusif semble aller de pair avec une position de pouvoir, pourquoi ?

Oui car pouvoir, richesse et sexualité forment un triumvirat dangereux ! Le comportement déviant de Harvey Weinstein provient certainement d'un traumatisme important, je ne me prononcerai pas là-dessus, mais ce comportement a flambé du fait de sa position de pouvoir. Il est induit très certainement par un vide vertigineux du fait que les personnes comme lui peuvent tout avoir. Il lui faut donc braver l'interdit, un vrai interdit, pour que cela devienne excitant, pour qu'il y ait un déclic sexuel qui débouche sur la jouissance. Concernant Weinstein, s'ajoute la notion masochiste de jouer avec le feu en contraignant des actrices qui ne sont pas des anonymes.

Marion Cotillard réagit aussi au scandale Weinstein - La Libre

© Reporters
Harvey Weinstein et Marion Cotillard à Cannes en 2013. Une attitude conquérante de prédateur.

Les personnes en recherche constante de nouvelles pratiques sexuelles et d'expériences sexuelles "limites" sont-elle considérées comme souffrant d'addictions ?

Soyons précis, dans l'addiction sexuelle, il y a une notion d'exclusivité dans la pratique: en dehors de ces pratiques sexuelles bien précises et répétées, les autres sources d'excitation n'en seront pas pour le sex-addict. La fantaisie ou la curiosité sexuelle se rapporte davantage à une transgression par rapport à une morale ambiante ou toute personnelle et n'est pas à assimiler à une addiction.

Comment cela se passe-t-il concrètement quand on est addict?

Il y a trois phases importantes dans l'addiction sexuelle.

  • L'obsession : on ne pense qu'à satisfaire son besoin sexuel. Cela va prendre énormément de temps d'y penser, de mettre cela en pratique pour que cela réponde exactement au désir et apporte la jouissance attendue.
  • La compulsion : qui se traduit par une répétition incontrôlable du comportement addictif.
  • Puis viennent le désespoir et la souffrance : après la pratique, il y a une culpabilité et une détresse énormes qui s'ensuivent. Car c'est là que l'addict se rend compte de l'ampleur de son addiction, il se sent coupable, malade, il comprend que ce n'est plus lui qui pose un choix raisonné, il est dépendant et n'arrive plus à gérer.

La seule échappatoire, c'est de recommencer la pratique pour se sentir mieux, pour se procurer du plaisir et évacuer la culpabilité et la détresse. Le cercle vicieux qui peut conduire à une masturbation compulsive par exemple, 15 fois par jour, ce qui met en péril les relations sociales, les activités professionnelles...

Photo de David Duchovny - Photo David Duchovny, Evan Handler - AlloCiné

© Extrait du film "Shame" de Steve McQueen. Duchovny, à gauche, ici avec Evan Handler dans la série Californication. Le premier a avoué être sex-addict et s'est fait soigner durant des années. Cela lui a coûté son mariage. Le deuxième joue un masturbateur frénétique dans cette série qui fut un succès.

Qu'est-ce qui mène à cette tension sexuelle qui peut devenir insupportable ?

Les addictions ne sont pas la cause d'un mal, elles en sont la conséquence. Elles se produisent suite à une fragilité personnelle due à un traumatisme important : des violences répétées, sexuelles ou non dans la plupart des cas. Celui-ci a souvent eu lieu dans l'enfance et mène souvent d'ailleurs à la poly-addiction: dépendance au sexe, à l'alcool, à la drogue...

Par exemple les personnes atteintes de paraphilie ont souffert d'abus sexuels à 80 % dans leur enfance et de violences physiques dans 70 % des cas.

Cela a-t-il nécessairement des conséquences au-delà de la sphère intime ?

Plus une addiction sexuelle est ancrée, plus elle prend le pas sur la vie familiale, professionnelle, amoureuse. Souvent ces individus essaient de cacher leur dépendance à leur entourage bien sûr mais aussi à eux-mêmes. Ils se persuadent que ce n'est pas si grave, que c'est un comportement "juste un peu" limite. Mais la dédramatisation n'a qu'un temps car l'addiction sexuelle va évoluer en intensité et en fréquence pour assurer la jouissance et cela devient problématique. Jusqu'à la rupture familiale, sociale, professionnelle parce que l'addiction, à la pornographie par exemple, prendra le pas sur toute la vie sociale et sur le travail même. Persiste alors un immense sentiment de solitude.

Michael Fassbender "Shame" | Michael fassbender, Film stills, Classic films© Reporters
Michael Fassbender dans Shame

L'addiction sexuelle évolue-t-elle dans le temps ?

Plus qu'une évolution, on peut parler en fait de gradation. La pratique ira de plus en plus loin jusqu'à une réelle mise en danger de soi ou d'autrui, je pense à l'asphyxie auto-érotique, aux jeux SM, aux pensées obsédantes violentes et meurtrières qui peuvent mener à un passage à l'acte.

C'est cette progression en fréquence et en intensité qui va poser problème à plus ou moins long terme. A un moment donné, l'assuétude sera telle que l'addict va poser un acte, manqué ou non, pour faire cesser le cercle infernal.

Est-ce un mal essentiellement masculin ?

En grande majorité, oui. Parce que les hommes sont davantage en demande de génitalité, de plaisir physique au niveau des organes génitaux alors qu'une femme a un rapport plus global à la sexualité et au plaisir. Mais une femme peut présenter une addiction sexuelle, de même qu'un homme pourra ne plus ressentir aucun désir. Cela dépend des schémas psychologiques de chacun et de la façon de remplir un besoin affectif non comblé.

Un addict au sexe peut-il l'être toute sa vie sans que personne ne le sache, sans craquer ?

Oui mais s’il ne se fait pas accompagner dans le traitement de son addiction, il est fort probable qu’il fluctuera dans sa pratique... avec des périodes plus trash que d’autres. A l’image d’un alcoolique qui tentera de "gérer" sa dépendance mais sans vraiment arriver à reprendre le dessus réellement.

Buy Love Sick: Secrets of a Sex Addict - Microsoft Store© Extrait de "Love Sick"
Le film "Love Sick: Secrets of a Sex Addict" se penche sur un homme accro aux conquêtes féminines.

Ces troubles peuvent-ils être pris en charge ? Ce sont des troubles sexuels ou psycho-pathologiques ?

Toute addiction, toute déviance se soigne en en cherchant avant tout la cause, la blessure originelle et en accompagnant la personne pour la surmonter. Il y a nécessairement un travail psychologique et/ou psychiatrique. A cela on peut apporter une aide médicamenteuse pour calmer la douleur physique et/ou psychique.

Au niveau du travail du sexologue, il s'agira également de remettre le patient sur le chemin d'autres sources d'excitation possible pour ne plus qu'il y ait cette pratique exclusive et maladive.

Harvey Weinstein qui s'est fait soigner pendant 1 semaine dans une clinique d'addiction peut-il être guéri ?

Je dis catégoriquement non. Cela prend des mois, des années de thérapie. Et comme l'alcoolique, le sex-addict sera toujours à la merci d'une pulsion, il devra être dans une certaine forme de contrôle constant, plus ou moins fort.

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